Dans son roman 1984, George Orwell décrit le moment où le parti annonce une «augmentation» de la ration de chocolat, qui passe de trente grammes à vingt. Personne, à part le protagoniste, Winston, ne semble re-marquer que la ration a été réduite et non augmentée.
«Camarades! ” s’écrie une jeune voix enthousiaste. “Ecoutez, camarades! Nous avons des nouvelles fantastiques à vous annoncer. Nous avons remporté la victoire de la production ! Les derniers résultats de la production industrielle, pour toutes les catégories de produits de consommation, indique que le niveau de vie a augmenté de plus de 20 pour cent au cours de l’année écoulée. Ce matin, des démonstrations spontanées ont éclaté dans toute l’Océanie, les ouvriers sont sortis des usines et des bureaux pour défiler dans les rues avec des bannières exprimant leur gratitude à Big Brother pour cette vie nouvelle et heureuse qui nous est donnée grâce à sa gouvernance avisée.
Le présentateur poursuit avec une série de statistiques prouvant que tout va de mieux en mieux. La phrase en vogue est «notre vie nouvelle et heureuse». Bien sûr, comme avec la ration de chocolat, il est évident que les statistiques sont truquées.
Ces mots, “notre vie nouvelle et heureuse,” me sont revenus à la lecture de deux articles récents, l’un de Nicholas Kristof dans le New York Times et l’autre de Stephen Pinker dans le Wall Street Journal. Tous deux affirmaient, nombreuses statistiques à l’appui, que la condition globale de l’humanité était meilleure à l’heure actuelle qu’à toute autre époque au cours de l’histoire. Moins de morts dûs aux guerres, aux accidents de voiture, aux accidents d’avion, et même à la violence armée. Les taux de pauvreté les plus faibles jamais enregistrés, l’espérance de vie en augmentation ; un nombre record de personnes sachant lire, ayant accès à l’électricité et à l’eau courante, et vivant dans des démocraties.
Tout comme dans 1984, ces articles confirment et applaudissent l’évolution générale de la société. Nous nous dirigeons dans la bonne direction. Avec une assurance teintée de suffisance, ils nous déclarent que grâce à la raison, à la science et à la lumière de la pensée politique occidentale, nous avançons à grands pas vers un monde meilleur.
Tout comme dans 1984, il y a quelque chose de trompeur dans ces arguments qui servent aussi manifestement l’ordre établi.
Mais contrairement à 1984, la tromperie n’est pas le résultat de statistiques truquées.
Avant de débusquer cette tromperie et ce qui se cache derrière, je tiens à rassurer le lecteur que cet essai n’a pas pour but de prouver que les choses empirent. En fait, je partage l’optimisme foncier de Kristof et Pinker : l’évolution de l’humanité chemine dans le bon sens. Cependant, pour que cette évolution se poursuive, il nous faut reconnaître et intégrer l’horreur, la souffrance et les préjudices occultés par le récit triomphaliste de la civilisation en marche.
Ce que les chiffres cachent
En d’autres termes, nous devons confronter précisément ce que les statistiques de Stephen Pinker laissent de côté. D’une manière générale, les analyses basées sur des chiffres, tout en donnant une impression d’objectivité, sont imprégnées des préjugés cachés de ceux qui dictent ce qu’il faut mesurer, comment le mesurer, et ce qu’on ne doit pas mesurer. En outre, elles dévalorisent ce que nous ne savons pas mesurer ou ce qui est intrinsèquement incommensurable. Permettez-moi de vous donner quelques exemples.
Nicholas Kristof applaudit la baisse du nombre de personnes vivant avec moins de deux dollars par jour. Qu’est-ce que cette statistique peut bien cacher? Eh bien, chaque fois qu’un chasseur-cueilleur indigène ou qu’un villageois traditionnel est forcé de quitter ses terres pour aller travailler dans une plantation ou une usine pour un salaire de misère, son revenu passe de zéro à plusieurs dollars par jour. Les chiffres paraissent bons. Le PIB augmente. Et les dégâts collatéraux sont invisibles.
Au cours des dernières décennies, des millions de personnes ont fui les campagnes pour partir vers les villes en plein essor des pays du Sud. La plupart d’entre elles avaient jusque-là vécu en grande partie en dehors du circuit de l’économie monétaire. Dans les petits villages d’Inde ou d’Afrique, la plupart des gens se procuraient à manger, construisaient des habitations, cousaient des vêtements, et se divertissaient au sein d’une économie de subsistance ou de don, sans grand besoin d’argent. Lorsque les politiques de développement et l’économie mondiale poussèrent des pays entiers à créer des devises pour répondre aux obligations de la dette, l’urbanisation s’ensuivit systématiquement. Dans un bidonville à Lagos ou Kolkata, deux dollars par jour signifient la misère, alors que dans le village traditionnel, ça pourrait être l’abondance. Tant qu’on ne remet pas en question la poursuite du développement et de l’urbanisation, alors oui, c’est une bonne chose si le revenu des habitants des bidonvilles passe de deux dollars par jour à, admettons, cinq. Mais en mettant l’accent sur ce chiffre, on occulte des mécanismes plus profonds.
Kristof affirme que dans le domaine de la santé humaine, il n’y a jamais eu meilleure année que 2017. Si l’on mesure la prévalence des maladies infectieuses, il a tout à fait raison. L’espérance de vie dans le monde continue elle aussi à progresser (bien qu’elle soit en cours de stabilisation et que dans certains pays, comme les États-Unis, elle commence à décroitre). Mais encore une fois, ces chiffres masquent des tendances inquiétantes. Une pléthore de nouvelles maladies telles celles affectant le système immunitaire, les allergies, le syndrome de Lyme et l’autisme, auxquels s’ajoutent des niveaux sans précédent de toxicomanie, de dépression et d’obésité, contribuent à une baisse du niveau de vitalité physique dans les pays développés, et de plus en plus, dans les pays en voie de développement. D’immenses ressources sociales – un cinquième du PIB aux États-Unis – sont consacrées aux soins de santé ; la société dans son ensemble se porte mal.
Ces deux auteurs mentionnent également le taux d’alphabétisation. Qu’est-ce que les statistiques peuvent bien masquer dans ce cas ? D’une part, la transition vers l’alphabétisation a eu pour conséquence dans de nombreuses régions du monde la destruction des traditions orales et parfois même l’extinction complète de langues non écrites. L’alphabétisation s’inscrit dans une réorganisation sociale plus large, dans une transition vers la modernité, qui accompagne une homogénéisation culturelle et linguistique. Des dizaines de millions d’enfants vont à l’école pour apprendre la lecture, l’écriture et l’arithmétique ; l’histoire, la science et Shakespeare, dans des régions où, une génération plus tôt, ils auraient appris à garder les chèvres, cultiver l’orge, fabriquer des briques, tisser, organiser des cérémonies, ou faire du pain. Ils auraient appris à connaitre les usages de mille plantes et les chants de cent oiseaux, les mots d’un millier d’histoires et les pas d’une centaine de danses. L’adaptation à une culture écrite fait partie d’un changement beaucoup plus vaste. On peut raisonnablement se demander si ce changement est bon ou mauvais, si on a gagné à dépendre des réseaux sociaux numériques plutôt que d’une communauté ancrée dans un terroir, gagné à reconnaître plus de sigles commerciaux que de plantes et d’animaux autour de nous, gagné à manipuler des symboles plutôt que de manier la terre. En revanche, il faut avoir des œillères pour affirmer que ce changement représente un progrès sans équivoque.
Je n’ai pas ici l’intention d’employer l’écriture pour critiquer l’alphabétisation, quand bien même ce serait d’une ironie délicieuse. J’observe simplement que nos méthodes de mesure du progrès abondent de préjugés cachés et négligent tout ce qui ne s’intègre pas aisément dans la conception du monde de ceux qui les élaborent. Certes, dans une société déjà modernisée, l’analphabétisme est un handicap terrible, mais en dehors de ce contexte, il n’est pas évident qu’une société alphabétisée – ou son prolongement, une société numérisée – soit une société heureuse.
Le bonheur ne se mesure pas
Qu’ils soient tendancieux ou pas, on ne peut tout de même pas remettre en cause les critères de bonheur sur lesquels repose l’argument de Pinker, selon lequel la science, la raison, et les idéaux politiques occidentaux concourent à la création d’un monde meilleur. Plus le pays est développé, dit-il, plus les gens sont heureux. Par conséquent, plus le reste du monde se développe suivant la voie que nous avons tracée, plus le monde sera heureux.
Malheureusement, les statistiques sur le bonheur prennent comme hypothèses les conclusions mêmes que l’argument pro-développement essaye de prouver. D’une manière générale, les indicateurs de bonheur combinent deux approches : des critères objectifs de bien-être et des constats subjectifs de bonheur. Les critères de bien-être comprennent des données telles que le revenu par habitant, l’espérance de vie, le temps de loisir, le niveau d’éducation, l’accès aux soins de santé et bon nombre d’autres manifestations du développement. Or dans de nombreuses cultures, par exemple, le concept de «loisir» n’existe pas ; Le loisir par opposition au travail présuppose que le travail en lui-même soit ce qu’il est devenu avec la révolution industrielle, c’est à dire fastidieux, dégradant et pénible. Dans une culture où le travail ne peut être clairement dissocié de la vie, ce critère de bonheur est mal noté. Il faut voir le film remarquable d’Helena Norberg-Hodge, Ancient futures, pour avoir un aperçu d’une telle culture, où, comme le dit le film, «le travail et les loisirs ne font qu’un.»
Les indicateurs objectifs de bien-être intègrent une certaine conception du développement, celle du mode de développement qui domine actuellement. Dire que les pays développés sont donc plus heureux, c’est suivre une logique circulaire.
Quant aux constats subjectifs de bonheur individuel, l’observation personnelle de chaque individu se situe forcément par rapport à la culture ambiante. J’évalue mon bonheur par rapport à la norme de bonheur autour de moi. Dans une société où l’anxiété et la dépression sont endémiques, le niveau de référence se situe très bas. Un jour une femme m’a raconté : «je me considérerais comme une personne relativement heureuse jusqu’au jour où je me suis rendue un village en Afghanistan près de l’endroit où mon régiment avait été affecté. Je voulais voir les choses avec une perspective différente. C’est un village désespérément pauvre», dit-elle. «Les cabanes n’ont même pas de plancher, juste de la terre battue qui devient souvent de la boue. Ils ont à peine de quoi manger. Mais je n’ai jamais vu des gens aussi heureux. Ils étaient si pleins de joie et de générosité. Ces gens, qui n’avaient rien, étaient plus heureux que presque aucune autre personne que je connais.
Quelles que soient les raisons du bonheur de ces villageois afghans, je ne pense pas qu’elles apparaissent dans les statistiques de Stephen Pinker prétendant prouver l’exemplarité de notre voie. Le lecteur a peut-être fait ce genre d’expérience au cours de voyages au Mexique, au Brésil, en Afrique, ou en Inde. Dans les marais indiens, on trouve un niveau de joie bien rare au sein des maisons de banlieue uniformes de mon pays. Et cela, en dépit de siècles d’impérialisme, de guerre et de colonialisme. Imaginez quel bonheur serait possible dans un monde juste et en paix.
Je suis certain que cet argument-là ne convaincra pas ceux qui n’auront pas fait eux-mêmes une telle expérience. Ils penseront sans doute que les habitants faisait probablement bonne figure juste pour le visiteur. Ou alors que je les vois au travers du prisme romantique du « bon sauvage ». Alors que je ne parle pas ici de bonne humeur superficielle ou du sourire forcé d’un homme qui fait contre mauvaise fortune bon cœur. Les gens vivant au sein de cultures anciennes, reliés à une communauté et à un lieu, dans la continuité d’une lignée d’ancêtres, connectés à un réseau de récits personnels et traditionnels, rayonnent d’une forme de stabilité et de présence que j’observe rarement parmi les individus modernes. Lors de mes interactions avec ces gens, je réalise qu’en dépit des progrès mesurables effectués au cours de l’Ascension de l’Humanité, nous avons aussi perdu quelque chose d’infiniment précieux. Et je sais que tant que nous ne le reconnaitrons pas, tant que nous ne nous efforcerons pas de le retrouver, aucune autre avancée, qu’elle soit relative à la longévité, au PIB ou au niveau d’instruction, ne nous rapprochera d’un quelconque stade qui vaille la peine d’être atteint.
Bien que l’ampleur de cette perte – et, par voie de conséquence, le potentiel recélé dans sa redécouverte – soit impossible à mesurer, il y a néanmoins des statistiques, laissées de côté dans l’analyse de Pinker, qui la trahissent. Je fais allusion aux niveaux élevés de suicide, de dépendance aux opioïdes, de toxicomanie aux méthamphétamines, de pornographie, de dépendance au jeu, d’anxiété et de dépression qui empoisonnent la société moderne et toute société en voie de modernisation. Ce ne sont pas juste quelques ombres qui entachent aléatoirement le tableau du progrès ; ce sont les symptômes d’une crise profonde. Quand une communauté se désintègre, quand les liens avec la nature et l’environnement sont rompus, quand les structures porteuses de sens s’effondrent, quand les connexions nécessaires à notre intégrité se perdent, nous avons de plus en plus faim de substituts addictifs qui anesthésient le malaise et comblent le vide.
La perte dont je parle est intrinsèquement liée aux institutions mêmes – la science, la technologie, l’industrie, le capitalisme, et l’idéal politique d’un individu rationnel – qui selon Stephen Pinker ont délivré l’humanité de la misère. Il faudrait donc être prudent lorsqu’on attribue à ces institutions certaines améliorations incontestables par comparaison à l’époque médiévale ou aux débuts de la révolution industrielle. Pourrait-il y avoir une autre explication ? Se pourrait-il qu’elles soient advenues en dépit de la science, du capitalisme, de l’individualisme rationnel, etc., et non grâce à eux ?
Une hypothèse fondée sur l’empathie
L’une des améliorations soulignées par Stephen Pinker est la diminution de la violence. Le nombre des victimes de guerres, d’homicides et de crimes violents, a dans l’ensemble baissé bien en dessous du niveau atteint il y a une génération ou deux. La baisse de la violence est bien réelle, mais devrions-nous l’attribuer, comme le fait Pinker, à la démocratie, à la raison, à l’état de droit, au maintien de l’ordre basé sur l’information numérique, etc.? Je ne crois pas. La démocratie ne nous protège pas de la guerre – de fait, les États-Unis ont engagé beaucoup plus d’actions militaires que n’importe quel autre pays au cours des cinquante dernières années. Et est-ce que la diminution des crimes violents est simplement due à notre capacité à punir et à nous protéger les uns des autres, au contrôle nos pulsions sauvages par le biais des technologies de dissuasion ?
J’ai une autre hypothèse. La diminution de la violence n’est pas le résultat d’un progrès du monde du sujet rationnel indépendant et égoïste. Bien au contraire : c’est le résultat de l’échec de ce schéma, qui fait ainsi place à un essor de l’empathie.
Dans le mythe de l’individu indépendant, l’objectif de l’État était d’assurer un équilibre entre la liberté individuelle et le bien commun en fixant des limites à la recherche des seuls intérêts personnels. Dans le mythe émergent de l’interconnexion, de l’écologie et de l’inter-être, nous prenons conscience du lien indissociable entre le bien-être de toutes les créatures, humaines et autres, et notre propre bien.
La question déterminante de l’empathie est la suivante : quel effet ça fait d’être vous ? Par opposition à une mentalité belliqueuse, imprégnée d’ostracisme, de déshumanisation et de diabolisation de ceux qui en viennent à personnifier l’ennemi. Or cette mentalité perd de son attrait lorsqu’on commence à envisager l’expérience d’un autre être humain. Voilà pourquoi la guerre, la torture, la peine capitale et la violence sont moins facilement tolérées. Ce n’est pas qu’elles manquent de «rationalité». Bien au contraire : les groupes de réflexion de la classe dominante s’illustrent dans l’art d’inventer des justifications parfaitement rationnelles pour toutes ces pratiques.
Dans une conception du monde fondée sur une logique de concurrence entre agents égoïstes, ce qui est «rationnel» c’est bien de surpasser les autres, de les dominer et de les exploiter par tous les moyens possibles. Ce ne sont pas les progrès de la science ou de la raison qui ont aboli la journée de 14 heures, le servage ou la prison pour dettes.
La conception du monde de l’écologie, de l’interdépendance et de l’inter-être propose d’autres logiques à notre raison. La réalisation que l’autre a une expérience de l’existence et subit des circonstances qui conditionnent son comportement, amoindrit notre capacité à le déshumaniser, étape préliminaire avant de lui nuire. Lorsqu’on réalise que ce qui affecte le monde d’une certaine façon nous affecte nous-mêmes, la raison ne fait plus l’apogée de la guerre. Lorsqu’on réalise que la santé du sol, de l’eau et des écosystèmes est indissociable de notre propre santé, la raison n’incite plus à les piller.
D’une manière perverse, les enthousiastes de la science et de la technologie comme Stephen Pinker ont raison : la science a en effet mis fin à l’âge de la guerre. Non pas parce que nous sommes devenus tellement intelligents et tellement développés en transcendant nos pulsions primitives. Non, c’est parce que la science nous a menés à de tels extrêmes de sauvagerie qu’il est devenu impossible d’entretenir le mythe de la séparation. Nos capacités technologiques à tuer et à détruire ont fait des progrès tels qu’il devient clairement impossible de nous préserver du mal que nous faisons à autrui.
Ce ne sont pas les superstitions primitives qui nous ont donné la mitrailleuse et la bombe atomique. Au cours de l’évolution, l’industrie n’a pas marqué une étape de dépassement de la sauvagerie, mais de sa mise en œuvre à une échelle industrielle. L’organisation rationnelle de l’administration ne nous a pas hissés au-delà du génocide ; elle a permis son avènement à une échelle et avec une efficacité sans précédent au cours de l’Holocauste. La science ne nous a pas montré l’irrationalité de la guerre ; elle nous a menés aux confins de l’irrationalité, à la destruction avec réciprocité assurée de la guerre froide. C’est dans cette folie que se trouvait le germe d’une compréhension véritablement évolutionnaire – que ce que nous faisons à l’autre nous affecte aussi. C’est pourquoi, mis à part un groupuscule rétrograde de politiciens américains, personne à l’heure actuelle n’envisage sérieusement l’utilisation des armes nucléaires.
L’horreur qu’inspire l’idée de, disons, lâcher la bombe sur Pyongyang ou Téhéran ne vient pas de la crainte des retombées radioactives ou de la terreur d’une réplique. Elle émerge, j’en suis convaincu, de l’empathie que nous éprouvons en nous identifiant aux victimes. Au fur et à mesure que notre conscience de l’inter-être grandit, il nous devient de plus en plus difficile d’escamoter leur souffrance comme le châtiment mérité de leur vilenie ou le coût regrettable mais nécessaire de la liberté. Tout se passe comme si, à un certain niveau, cela nous arrivait à nous-mêmes.
De toute évidence, le monde actuel est encore loin d’une pénurie de violations des droits de l’homme, d’escadrons de la mort, de torture, de violence domestique, de violence militaire et de crimes violents. Y observer un courant grandissant de compassion n’est pas affaire de dissimulation du laid, mais un appel à prendre une part plus grande dans un mouvement en marche. Sur le plan personnel, il s’agit de faire preuve de bonté, de compassion, d’empathie, d’assumer ses propres jugements et projections, et – sans qu’il y ait contradiction – d’oser formuler les vérités qui dérangent, exposant ce qui était caché, révélant la violence et l’injustice, racontant les histoires qui doivent être entendues. De front, les deux piliers de la compassion et de la sincérité pourraient soutenir une politique qui nous permette de dénoncer une injustice sans condamner le coupable, mais en cherchant plutôt à comprendre et à changer les circonstances qui l’ont causée.
Mus par l’empathie, nous ne cherchons pas à punir les criminels, mais à comprendre les circonstances qui mènent au crime. Nous ne cherchons pas à combattre le terrorisme, mais à comprendre et à changer les conditions qui l’engendrent. Nous ne cherchons pas à exclure les immigrants, mais à comprendre les causes d’un désespoir tel que ces gens décident de quitter leurs foyers et leurs terres, et quelle est notre part de responsabilité dans leur désespoir.
Le prisme de l’empathie révèle une conclusion opposée à celle proposée par Stephen Pinker. Elle suggère, plutôt que des sanctions juridiques plus efficaces et «une police axée sur les données», d’étudier l’approche du nouveau procureur général de Philadelphie, Larry Krasner, qui a ordonné aux procureurs de cesser de requérir des peines maximales, de cesser de poursuivre les détenteurs de cannabis, d’orienter les délinquants vers des projets de déjudiciarisation plutôt que des projets pénaux, de raccourcir les périodes de liberté surveillée excessivement longues, ainsi que d’autres réformes. Ce qui sous-tend ces mesures, c’est la compassion : quel effet ça fait d’être un criminel ? Un toxicomane ? Une prostituée ? Même si nous voulons toujours vous empêcher de continuer à commettre ces actes, nous ne désirons plus vous punir. Nous voulons vous proposer une opportunité concrète de vivre autrement.
De même, l’avenir de l’agriculture ne passe pas par un élevage plus agressif, par des pesticides plus puissants, ou par la poursuite de la conversion du sol vivant en un substrat industriel. Il passe par la reconnaissance du sol en tant qu’organisme et par la préservation de l’intégrité de sa vie, par la conscience que sa santé est indissociable de la nôtre. Ainsi, le principe de l’empathie (quel effet ça fait d’être vous ?) rayonne au-delà de la justice pénale, de la politique étrangère et des relations personnelles. L’agriculture, la médecine, l’éducation, la technologie – aucun champ n’est hors de sa portée. C’est en traduisant ce principe dans les institutions de la civilisation (plutôt qu’en élargissant la prépondérance de la raison, du contrôle et de la domination) que l’humanité accèdera au véritable progrès.
Cette vision du progrès ne va pas à l’encontre du développement technologique ; mais la science, la raison et la technologie n’y conduiront pas non plus automatiquement. Il est souhaitable de mettre toutes les facultés humaines au service d’un avenir incarnant la réalisation que le bien-être du monde, des hommes et des autres créatures, nourrit notre propre bien-être.
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