Le Pantanal brésilien est la plus grande zone humide tropicale du monde, couvrant une superficie presque aussi grande que la Grande-Bretagne. Mais depuis peu, il n’est plus tellement humide. Après un été de sécheresse, des incendies catastrophiques y font rage et ont déjà dévasté 2,4 millions d’hectares de terres cette année. (C’est plus que ce qui a brûlé en Californie, en Oregon et dans l’État de Washington réunis.) Sa précieuse faune, qui compte la plus grande population de jaguars au monde, subit des dommages irréparables.
La cause de cette dévastation ? Les causes immédiates semblent très différentes de ce qui provoque les incendies en Californie, mais si nous les retraçons à travers suffisamment de strates, nous arrivons à la même cause de fond et, par conséquent, à la même solution de fond.
Depuis 2019, des incendies catastrophiques ont touché l’Amazonie, le bassin du Congo, l’Australie, la Sibérie, l’Argentine et d’innombrables autres endroits. Certains membres de la droite politique refusaient d’admettre que ce soit quelque chose d’inhabituel, mais aujourd’hui, tout l’éventail politique est d’accord pour dire que ce qui se passe est épouvantable. Aux États-Unis, la droite donne des explications toutes faites comme la mauvaise gestion des forêts, tandis que les politiciens démocrates mettent l’accent sur le changement climatique. Ce sur quoi les deux camps s’accordent, c’est que la situation actuelle est anormale, inacceptable, et qu’elle nécessite des mesures. Il s’agit là, au moins, d’un progrès.
En fait, les deux parties abordent la même vérité sous des angles différents. Permettez-moi de commencer par la gestion des forêts, de faire un détour par le changement climatique, d’aborder le comportement ouvertement criminel qui se cache derrière les incendies en Amazonie et dans le Pantanal, pour arriver enfin au cœur du problème.
Gestion des forêts
Les articles de droite sur les incendies aux États-Unis citent souvent cette phrase “Les forêts doivent être correctement entretenues pour prévenir les incendies catastrophiques”. Ils concluent fréquemment qu’une réglementation gouvernementale pesante a empêché l’industrie du bois d’abattre les arbres morts et de gérer les forêts de manière judicieuse. Le problème, bien sûr, est que sous l’emprise des forces du marché, les entreprises du bois ont historiquement et jusqu’à présent géré les forêts selon les règles du profit et non de la sagesse. Un autre problème est que, au moins en apparence, les forêts ne devraient pas nécessiter une gestion humaine. Il y a douze ou quinze mille ans, il n’y avait aucun être humain en Californie, mais la nature s’en occupait très bien.
Cependant, la question n’est pas aussi simple : les forêts d’alors avaient besoin d’être gérées tout comme elles en ont besoin aujourd’hui. Avant l’arrivée de l’homme, cette gestion était assurée par d’autres espèces comme, en Amérique du Nord, les castors, les saumons et surtout la mégafaune. Le continent abondait de gigantesques herbivores comme les mammouths et les mastodontes, qui dévoraient les pousses de jeunes arbres, arrachaient l’écorce, piétinaient la végétation et renversaient les arbres comme des bulldozers. Ces “ingénieurs des écosystèmes” ont créé des mosaïques paysagères de forêts et de savanes, et éclaircit les forêts. Après leur disparition, peu après l’arrivée de l’homme, les humains les ont remplacés en tant qu’ingénieurs des écosystèmes, en utilisant des brûlages contrôlés et de nombreuses autres méthodes pour maintenir des paysages productifs, résilients, biodiversifiés et résistants aux incendies catastrophiques. Comme le décrit Kat Anderson dans Tending the Wild :
En taillant, élaguant, hersant, semant, désherbant, brûlant, creusant, éclaircissant et récoltant de manière sélective, ils ont stimulé les caractéristiques souhaitées des plantes individuelles, augmenté les populations de plantes utiles et modifié les structures et la composition des communautés végétales. Le brûlage régulier de nombreux types de végétation dans tout l’État a créé un meilleur habitat pour le gibier, éliminé les broussailles, réduit au minimum les risques d’incendies catastrophiques et favorisé une plus grande diversité des cultures vivrières. Dans l’ensemble, ces pratiques de récolte et de gestion ont permis une récolte durable des plantes pendant des siècles, voire des milliers d’années.
Un scénario similaire s’est produit en Australie des dizaines de milliers d’années plus tôt : la colonisation humaine suivie de la disparition de la mégafaune, puis des méthodes sophistiquées de brûlis contrôlés et autres techniques de gestion des écosystèmes Sur les deux continents, même lorsque la mégafaune a disparu, d’autres ingénieurs des écosystèmes ont prospéré : oiseaux migrateurs, grands prédateurs, castors, insectes, etc.
Au cours des derniers siècles, les forêts et autres écosystèmes ont été gérés non pas pour préserver leur santé, mais pour le profit. Aujourd’hui, nous voyons des signes de retournement de situation, car les décideurs politiques commencent à reconnaître la nécessité de réduire la charge de combustible dans les forêts ; il leur arrive même de consulter les populations traditionnelles qui se souviennent des anciennes méthodes. Trop souvent, cependant, les motivations de profit pervertissent les pratiques d’éclaircissement des forêts, les orientant vers la production de bois d’œuvre commercialisable plutôt que vers la santé des forêts.
En outre, la charge en combustible forestier est un sujet beaucoup trop limité pour expliquer les incendies catastrophiques actuels. Plus d’un siècle de déforestation et d’autres formes de maltraitance des terres ont diminué la résistance des forêts aux incendies et créé des conditions de sécheresse qui les exacerbent. On entend souvent dire que le changement climatique nuit aux forêts, mais il est peut-être plus exact de dire que les dégâts causés aux forêts provoquent le changement climatique, qui nuit alors encore plus aux forêts.
Les coupes à blanc des forêts affectent le climat bien au-delà de l’oxydation du carbone qu’elles stockent. Sans feuilles, sans litière et sans racines pour la protéger, la couche arable exposée est emportée par l’érosion et l’eau de pluie n’a aucune chance de s’infiltrer dans la terre. Les inondations qui en résultent sont inévitablement suivies de sécheresses. Pourquoi ? Une forêt saine transpire les eaux souterraines, ce qui maintient des conditions d’humidité et prolonge la saison des pluies. À l’échelle mondiale, au moins 40 % des précipitations proviennent de la transpiration des plantes ; en Amazonie, ce chiffre est de 70 %.
Les forêts contribuent également au refroidissement local, régional et mondial, car l’eau transpirée s’évapore et s’élève dans l’atmosphère. La chaleur latente est libérée lorsqu’elle se condense plus haut, et une partie de celle-ci rayonne dans l’espace. De plus, les forêts saines émettent des composés et des particules de nucléation de la glace, ce qui augmente la couverture nuageuse, crée de la pluie et renvoie la lumière du soleil dans l’espace. Les forêts anciennes remplissent particulièrement bien ces fonctions (il ne reste que 1 % des forêts anciennes de Californie). Voici un passage, légèrement modifié, de mon livre sur le climat :
Le Kenya, qui a perdu la majeure partie de sa couverture forestière au cours du dernier demi-siècle, souffre également de sécheresses persistantes et de températures plus élevées. Dans certaines régions du Kenya où la température diurne dans la forêt était de 19 degrés, on a enregistré dans les terres agricoles voisines, récemment défrichées, des températures atteignant les 50 degrés… À Sumatra, les terres défrichées pour les plantations de palmiers à huile étaient 10 degrés plus chaudes que la forêt tropicale voisine, et sont restées plus chaudes même lorsque les palmiers sont arrivés à maturité.
Une forêt véritable, vivante interagit avec le cycle de l’eau par le biais de mécanismes complexes que la science commence tout juste à comprendre. (Une grande partie de ce qui suit est tirée du livre formidable Global Deforestation, de Runyan & D’Odorico). L’un de ces mécanismes est la conversion de l’humidité en pluie. La vapeur d’eau dans l’atmosphère ne tombe pas nécessairement sous forme de pluie, mais peut au contraire persister sous la forme d’une brume qu’on appelle “sécheresse humide”. L’une des raisons de la formation de la brume est la surabondance de petits noyaux de condensation empêchant les gouttelettes d’eau de devenir assez grosses pour tomber sous forme de pluie. Les polluants, la fumée des feux de forêt et la poussière des sols desséchés sont parmi les responsables de la formation de cette brume. Au-dessus des forêts, les noyaux de condensation sont quant à eux principalement biogéniques, composés de détritus végétaux, de bactéries, de spores fongiques et se présentent sous la forme d’aérosols organiques secondaires provenant de composés organiques volatils émis par la végétation. Ces noyaux favorisent la formation de nuages porteurs de précipitations plutôt que de brume sèche, et permettent la formation de nuages à des températures plus élevées que les noyaux abiotiques. Des recherches récentes confirment l’augmentation de la couverture nuageuse au-dessus et à proximité des forêts. Ces nuages plus bas et plus épais ont un effet de refroidissement plus important que les nuages de haute altitude. Selon un chercheur, une augmentation de 1 % de l’albédo des nuages générés par les forêts compenserait tout le réchauffement dû aux émissions de gaz à effet de serre anthropiques.
Les forêts en bonne santé ne se contentent pas de recycler les pluies, mais elles les attirent aussi depuis l’océan grâce au mécanisme de la pompe biotique. La vapeur d’eau évapotranspirée se condense pour créer des zones de basse pression, qui attirent l’air chargé d’humidité en provenance des océans et affectent les régimes des vents et, par conséquent, des précipitations. Lorsque les forêts sont endommagées ou détruites, la physiologie de la terre est mise à mal.
Dans l’ouest des États-Unis, la construction de barrages sur les rivières et la quasi-extermination des castors ont également causé des dommages incalculables aux forêts et au climat. Les barrages empêchent les inondations saisonnières, altèrent la distribution du limon, entraînent une érosion en aval et font obstacle aux poissons migrateurs qui transportent les nutriments marins vers la forêt et jouent un rôle clé dans la chaine alimentaire. Les castors créent des zones humides, augmentent la biodiversité et ralentissent la progression de l’eau, ce qui tempère les inondations et entretient les nappes phréatiques. En fait, l’extinction de toute espèce affaiblira toute la forêt (ou tout écosystème), tout comme votre santé pâtirait de la destruction d’un type de tissu ou de cellule. Après des siècles de destruction des habitats dans le monde entier, il est admirable que la Terre s’accroche encore à la santé.
Criminalité et ignorance
Mon ami brésilien Alan Dubner m’a décrit la “criminalité en cascade” qui détruit l’Amazonie. Ça commence par les bûcherons, qui utilisent des méthodes sophistiquées pour échapper à l’application des interdictions officielles frappant l’exploitation forestière. La végétation résiduelle se dessèche rapidement et peut être brûlée par les éleveurs de bétail, qui font paître leur bétail sur ce qui essaie de repousser. Viennent ensuite les plantations de soja, qui épuisent toute la fertilité du sol. Ce qui reste est esssentiellement un désert, d’aucune utilité à personne mis à part les compagnies minières qui parachèvent la dévastation.
Plus la destruction de l’Amazonie s’étend, moins celle-ci est en mesure d’attirer la pluie de l’océan Atlantique et plus elle est vulnérable aux incendies. La baisse des précipitations touche le reste du Brésil, du Pantanal au sud. En fait, la puissance de la pompe biotique amazonienne est telle que sa déstabilisation modifie les conditions météorologiques dans le monde entier.
Le Pantanal est affecté non seulement par les changements climatiques, mais aussi par les grands barrages hydroélectriques et l’empiètement progressif des éleveurs de bétail. Les grandes zones humides du Pantanal deviennent très inflammables lorsqu’elles s’assèchent, ce qui donne aux propriétaires terriens sans scrupules et aux spéculateurs la possibilité de déclencher des incendies. La célèbre écologiste brésilienne Marina Silva m’a écrit le commentaire suivant : “Une tragédie orchestrée. C’est ce qui se passe dans le Pantanal, ici au Brésil. Le démantèlement des politiques environnementales, la réduction des ressources pour lutter contre la déforestation et les incendies, tout cela issu d’une démarche criminelle, le résultat ne pourrait pas être différent”.
“Il faut être clair : les incendies dans le Pantanal et en Amazonie ne sont pas accidentels. Ils font partie intégrante d’un projet et d’une vision du monde qui méprisent l’environnement, approuvés et encouragés par le gouvernement. Peu importe qu’il s’agisse du territoire où l’on trouve la plus grande diversité de mammifères au monde, la plus grande zone humide de la planète et la plus grande présence de jaguars”.
Prenons un peu de recul. La criminalité dont parle Marina Silva est particulièrement préjudiciable en raison des conditions engendrées par d’autres formes de criminalité dans d’autres régions, par exemple en Amazonie. Pourtant, nous ne pouvons pas entièrement imputer à la criminalité les incendies à travers le monde. Après tout, la majeure partie de la déforestation et de la dégradation des forêts s’opère en toute légalité. Le problème réside dans la mentalité et les forces économiques qui sous-tendent la destruction des forêts, qu’elle soit criminelle, légale ou même inconsciente.
L’abattage et le brûlage illégaux sont du même ordre que la “mauvaise gestion des forêts” que les conservateurs rendent responsables des incendies aux États-Unis. À des degrés divers, tous deux suppriment les processus naturels plutôt que d’y participer. Ils participent au modèle de domination : une domination physique fondée sur la réduction conceptuelle des forêts vivantes au rang de simples choses. En un sens, les conservateurs ont raison, si ce n’est que la “mauvaise gestion” va bien au-delà de la prévention des incendies et englobe l’ensemble de la relation de la société moderne avec la forêt. De plus, la dégradation de cette relation génère nombre des conditions dont les politiciens progressistes attribuent la responsabilité au changement climatique. En un sens, ils ont également raison, sauf que le changement climatique englobe bien plus que le réchauffement climatique induit par les gaz à effet de serre, et qu’il est tout autant une conséquence qu’une cause de la dégradation des forêts.
Révérence et lien
Si les ingénieurs, les écologistes et surtout les populations indigènes peuvent proposer des techniques pour gérer correctement les forêts et les rendre plus résilientes, la transition vers une terre plus saine exige quelque chose de beaucoup plus profond que de meilleures techniques. Il est plus important d’aller puiser à la source dont proviennent les pratiques indigènes de gestion des terres. Cette source est une façon de voir, de concevoir et d’entrer en relation avec la nature. C’est aussi une façon de nous comprendre nous-mêmes : qui nous sommes et pourquoi nous sommes ici.
Fondamentalement, la source de la gestion avisée des forêts se trouve en voyant et en percevant la nature comme un être et non comme une chose. Je n’arrive pas à l’exprimer mieux, mais ce n’est pas suffisant. Les mots eux-mêmes sont un piège induisant à l’erreur. La nature n’est pas quelque chose de séparé de nous-mêmes, et même les “choses” ne sont pas des choses. Laissez-moi plutôt dire que les cultures traditionnelles et indigènes vivent dans un monde où l’être est partout et dans tout, et où les humains ne sont ni plus ni moins sacrés que les arbres, les montagnes, l’eau ou les fourmis. De toute évidence, considérer la nature comme une chose facilite grandement les coupes à blanc, l’exploitation minière, la dévastation et le profit, tout comme la déshumanisation des personnes permet leur exploitation et leur asservissement. C’est la même mentalité à la base. Mais il y a aussi un autre problème : la mentalité qui considère la nature comme une chose nous empêche d’entrer dans l’intimité de la relation qui est nécessaire pour prendre soin d’elle, la guérir et co-créer avec elle pour un bénéfice mutuel. C’est comme la différence entre un médecin qui vous traite de manière impersonnelle, comme un “cas”, et celui qui vous voit comme un être humain à part entière.
Le mois dernier, l’État de Californie s’est engagé dans un programme sur 20 ans d’éclaircissement des forêts qui vise à réduire les incendies par le débroussaillage, l’exploitation forestière et les brûlages programmés. Ce programme est potentiellement lourd de conséquences involontaires. Lorsque nous percevons une forêt comme un organisme, un être, plutôt qu’un objet d’ingénierie, nous reconnaissons que des concepts d’ingénierie tels que la réduction de la charge combustible sont, au mieux, une première étape. Après tout, une forêt saine nécessite des matières végétales en décomposition pour nourrir les champignons, les invertébrés, etc. qui sont des éléments essentiels de l’écologie forestière. Comment savoir combien de broussailles il faut éliminer et combien de troncs morts enlever ? Cela ne peut s’apprendre qu’à travers une observation attentive et une relation sur la durée. C’est là que l’expérience des peuples premiers indigènes peut être inestimable, car ils ont accumulé ce savoir au cours d’innombrables générations. Pour tirer les leçons des erreurs inévitables qui se produiront dans le programme d’éclaircissement des forêts, il faudra faire preuve d’humilité, celle qui se manifeste quand on réalise que l’on interagit avec un être vivant complexe. Sinon, on trébuche d’une erreur à l’autre, comme lorsque, dans une tentative visant à augmenter la séquestration du carbone, nous plantons des arbres écologiquement et culturellement inadaptés qui finissent par mourir quelques décennies plus tard, ce qui entraîne des problèmes encore plus graves qu’avant.
Il y a un autre mot pour désigner l’attitude que j’ai citée comme étant la source des pratiques indigènes de gestion des terres : la “révérence”. Révérer quelque chose est le contraire de le réduire à une chose. Nos contemporains, des gens instruits, ont longtemps vécu dans une matrice idéologique décrétant que la nature, au fond, n’est qu’un tourbillon de particules génériques dont la collision est fonction de forces mathématiques. Qu’y a-t-il là à révérer ? Dans ce contexte, le sens, l’intelligence et la conscience n’existent que chez les êtres humains. L’embrasement du monde nous appelle à sortir de cette illusion.
Une attitude de révérence nous permet de voir des choses invisibles à l’œil de l’ingénieur. Nous posons des questions que les utilitaristes ne posent jamais. Paradoxalement, au bout du compte, les connaissances ainsi acquises peuvent être plus utiles – non seulement à la forêt, mais à nous-mêmes – que tout ce que nous pourrions accomplir dans une démarche d’exploitation.
En vérité, nous ne sommes pas séparés de la nature. Ce que nous infligeons à autrui, nous nous le faisons en fin de compte à nous-mêmes. Quand les forêts sont malades, nous sommes malades. Lorsqu’elles brûlent, même si nous échappons aux flammes, quelque chose se consume en nous aussi. Le climat social reflète le climat géologique. Nous ne reconnaissons peut-être pas cette vérité comme le font les peuples indigènes, mais nous sommes la terre. N’est-il pas évident, au vu du paysage politique actuel, qu’un feu fait rage qui échappe à tout contrôle ?
Je ne peux pas facilement établir ici un lien de cause à effet, mais il semble significatif que les feux de forêts incontrôlables soient concomitants à une rhétorique incendiaire, à des débats houleux, à des colères explosives, à de la haine intense, à de la méfiance véhémente et à un ressentiment virulent. Tout comme les forêts sèches et chargées en combustible se sont enflammées de façon incontrôlable avec une simple étincelle, nos villes ont également pris feu lorsque l’étincelle des meurtres policiers est entrée en contact avec le combustible existant sous forme d’un racisme séculaire, de décennies de déclin économique et de plusieurs mois de confinement dû au Coronavirus. Notre écosystème social est aussi abimé et épuisé que les forêts tellement vulnérables aux incendies. La matrice de relations complexes que nous appelons communauté s’est dans une large mesure effondrée pour laisser place à des relations appauvries avec des institutions impersonnelles, dominées par l’argent et la technologie. Les réseaux sociaux peuvent donner l’apparence d’une communauté, mais l’interdépendance qui caractérise une véritable communauté (ou écosystème) leur fait défaut. Nous pouvons constater à présent à quel point une telle société est fragile – ou inflammable.
Je ne vais pas aller jusqu’à dire que le fait de s’attaquer à notre cloisonnement social pourrait éteindre les incendies. Pourtant, on peut voir comment un projet de guérison de la terre par la révérence et le lien est en adéquation avec un projet de guérison sociale qui, lui aussi, dépend du rétablissement de la révérence et du lien.
La voie de l’enchantement
Je vis dans le nord-est du territoire qu’on appelle les États-Unis. Ici, les incendies ne sont pas encore une menace. Il y a quelques semaines, je me promenais avec mon frère dans les bois situés derrière sa ferme en Pennsylvanie, là où le terrain en pente cède la place à la montagne. Nous avons traversé un ruisseau, un filet d’eau à certains endroits, sec à d’autres. John m’a raconté qu’il était venu ici avec un ancien du pays qui disait que dans sa jeunesse, ce ruisseau était si profond et coulait si fort, même en août, qu’il n’y avait que quelques endroits où on pouvait le traverser. Qu’est-il arrivé à cet être, à ce ruisseau ? Certains habitants disent que c’est parce qu’on a creusé trop de puits, ce qui a fait baisser la nappe phréatique et asséché les sources qui alimentent les ruisseaux. D’autres disent que c’est à cause de la surexploitation forestière de la montagne, remontant à l’époque coloniale. Ou peut-être, me suis-je dit, est-ce encore une fois le résultat longtemps différé de la cascade de changements qui ont suivi l’extermination des loups, des couguars et des castors. Toutes ces activités sont une insulte à la terre et à l’eau, insensibles à toute révérence.
En fin de compte, pour mettre un terme aux incendies et nous engager sur la voie de la guérison du monde, nous devons passer de la domination et de l’assujettissement à la révérence et au respect. Parfois, cela signifie adopter un rôle de protecteur des êtres vulnérables et précieux, comme le fait Marina Silva au Brésil. (Voici une organisation avec laquelle elle travaille, ainsi que d’autres que j’ai mentionnées dans mon article de 2019 sur les feux d’Amazonie). Parfois, cela signifie assumer le rôle de soignant ou de guérisseur, comme les gens qui réintroduisent les castors, pratiquent l’agriculture régénératrice et construisent des paysages de rétention d’eau. Pour quelqu’un du monde de l’entreprise ou de la finance, la révérence peut l’amener à choisir la vie plutôt que le profit, à un moment où il faut un peu de courage pour le faire. Ce courage est une forme édulcorée du courage des activistes indigènes sud-américains qui risquent d’être torturés et assassinés par les propriétaires terriens, les sociétés d’exploitation forestière, les sociétés minières et leurs paramilitaires, en ce sens qu’il a une priorité autre que la maximisation de l’intérêt personnel. Il s’agit donc d’un acte de solidarité important.
La révérence apporte le courage. La révérence apporte la connaissance. La révérence apporte la compétence. La révérence apporte la guérison. C’est le pivot du grand tournant menant la civilisation vers la réunion avec la nature. Aujourd’hui, le mot a des connotations religieuses, mais ce n’est pas le genre de révérence qui vénère une idole. C’est la révérence de l’amant qui regarde dans les yeux de l’être aimé et y voit l’infini.
Si la révérence apporte toutes ces choses, alors qu’est-ce qui apporte la révérence ? On ne peut pas se contenter d’exhorter les gens à être plus révérencieux. La voie vers la révérence est l’enchantement. Il y a quelques jours, j’étais avec mon fils Cary, âgé de sept ans, au bord du dernier étang côtier non aménagé du Rhode Island en train d’observer les tortues. Nous avons ressenti ce que c’était que d’être ces tortues. Nous ne pouvions cesser de les observer. À ce moment-là, l’idée que nous pourrions leur faire du mal pour un but autre que sacré était horrifiante et absurde. Nous les percevions comme étant précieuses en elles-mêmes, et non pour une quelconque utilité. Quiconque se trouvant là aurait succombé à l’enchantement de ce moment. Pourtant, chaque jour, nous participons à des systèmes qui traitent les tortues et bien d’autres choses comme des ressources à exploiter, ou qui en font les dommages collatéraux d’autres formes d’exploitation. Nous ne pouvons pas éviter d’y participer, car nous vivons dans ce système, et ce système vit en nous. Cependant, nous sommes de plus en plus nombreux à nous y sentir mal à l’aise. Il ne peut pas intégrer notre révérence, notre enchantement et notre véritable dessein, celui de servir la vie.
Sans doute les cadres des compagnies minières ou les membres des escadrons de la mort des éleveurs sont-ils bien loin de la voie de l’enchantement. Le principe d’une révérence issue de l’enchantement ne remplace pas l’action en justice, l’action directe non violente, etc. Cependant, la planète ne guérira pas grâce à une succession de mesures de résistance désespérées. Nous devons nous imprégner d’une expérience directe de la terre qui soit clairement tout aussi précieuse que les tortues l’ont été pour Cary ; la connaître en tant qu’être et en tant qu’organisme, et nous devons diffuser cette connaissance. Nous aurons alors la clarté, le courage, la compétence et, surtout, les alliés inattendus, nécessaires pour défendre ses parties vulnérables, préserver et renforcer ses organes, et nous éloigner des systèmes fondés sur une mythologie qui voit la terre comme une chose.
Leave a Reply