Le titre de cet essai est inspiré d’un film bouleversant de trois minutes, tourné par une adolescente, Liv McNeil. Réalisé avec simplicité mais aussi précision, il décrit le dépérissement d’une adolescente pendant le confinement dû au Covid. La caméra s’attarde sur des photos de bons moments passés avec ses amis. Puis, elle la montre devant son écran d’ordinateur, à ses devoirs, faisant défiler un écran après l’autre… sa vie se résumant désormais à un boîtier. Et puis des dizaines de plans d’elle-même assise sur son lit, jour après jour, essayant de rester optimiste alors que sa patience cède peu à peu la place à l’engourdissement.
J’ai partagé la vidéo avec une amie proche qui m’a raconté que sa propre fille adolescente, que j’appellerai Sarah, avait vécu la même chose. Cette jeune fille extravertie, pleine d’entrain et de vivacité, qui passait beaucoup de temps dehors et rarement sur les écrans, s’était “flétrie comme une fleur coupée à la racine”, devenant triste et apathique. Heureusement, mon amie, qui est relativement aisée, a trouvé le moyen que Sarah travaille avec des chevaux et elle est revenue à la vie.
J’en suis heureux pour Sarah, mais qu’en est-il des moins chanceux qui passent des heures interminables dans leur chambre, immobiles, à regarder un écran, à ne communiquer qu’en deux dimensions, privés de la compagnie de leurs amis ? Plus de soirée pyjama, plus de chorale, plus de théâtre, plus de sport, plus de fête, plus de sortie, plus de danse, plus de camp de vacances, plus de répétition…
Avant de poursuivre, faisons une pause pour formuler ce que de nombreux lecteurs doivent penser : « Arrêtez vos lamentations de privilégiés ! Qu’importe le sacrifice du jeu et de la vie sociale comparé au fait de sauver des vies ? »
Bien sûr qu’il est important de protéger la santé des gens, mais cette priorité doit coexister avec d’autres priorités. Il s’agit d’une valeur relative et non absolue, ce qu’on réalise en prenant un exemple hypothétique extrême : la possibilité de sauver une vie au prix du confinement de la société toute entière pendant un an. Je ne pense pas que beaucoup de gens l’accepteraient. À l’autre extrême, imaginons que nous soyons confrontés à un fléau avec un taux de mortalité de 90 %. Dans ce cas, bien peu de gens s’opposeraient à des mesures d’enfermement extrêmement strictes. Le Covid-19 se situe de toute évidence quelque part entre les deux.
Dans notre société, sauver des vies est une valeur primordiale. (En fait, le terme est mal choisi – il ne s’agit pas de sauver une vie, puisque nous sommes mortels et que nous allons tous mourir un jour. Utilisons donc une expression plus précise : différer des décès). Une grande partie du discours public, des soins de santé à la politique étrangère, tourne autour de la sûreté, de la sécurité et du risque. La politique du Covid-19 est également axée sur la manière d’éviter le plus grand nombre de décès possible et de garantir la sécurité des personnes. Des valeurs telles que les bienfaits immenses du jeu pour les enfants, de chanter ou de danser ensemble, du contact physique et de la convivialité ne font pas partie des calculs. Pourquoi donc ?
L’une des raisons est simplement que ces valeurs échappent à la quantification et s’inscrivent donc mal dans un processus d’élaboration des politiques qui se targue d’être scientifique, c’est-à-dire quantitatif, basé sur les chiffres. Mais je pense qu’il y a une raison plus profonde, enracinée dans la conception de la civilisation moderne de ce que nous sommes et de la raison pour laquelle nous sommes ici. Quel est le but de la vie ? Que signifie au juste être en vie ?
Dans un essai précédent, j’ai parlé de l’obsession de la sécurité, de la négation de la mort, de la glorification de la jeunesse et du programme de contrôle global qui a submergé notre société. Je vais énoncer ici une vérité simple : vivre ne consiste pas seulement à rester en vie. Nous sommes ici pour vivre notre vie, pas juste pour survivre à la vie. Cela deviendrait une évidence si la certitude de la mort était intégrée dans notre psychologie, mais dans la société moderne, malheureusement, ce n’est pas le cas. Nous cachons la mort. Nous vivons dans une prétendue permanence. Notre quête de l’impossible – le report perpétuel de la mort – nous empêche de vivre pleinement la vie.
Nous ne sommes pas les individus distincts et séparés tels que les décrit la modernité. Nous sommes interconnectés. Nous sommes inter-existants. Nous sommes en relation. Vivre pleinement signifie être pleinement en relation. Le Covid-19 est une étape de plus dans une dynamique qui nous pousse depuis longtemps à nous déconnecter de la communauté, de la nature et de nos territoires. À chaque étape de la déconnexion, même si vous arrivons à survivre en tant qu’individus séparés, nous devenons de moins en moins vivants. Les jeunes et les vieux sont particulièrement sensibles à cette déconnexion. Nous les voyons se ratatiner comme des fruits en période de sécheresse. Un ami psychiatre m’a écrit ceci récemment, “Chez les personnes âgées, les retombées sont vraiment désastreuses. Le fait d’être mis en quarantaine dans une chambre et isolé de leur famille provoque une grande souffrance invisible et un déclin, et un grand nombre de décès. Je ne saurais vous dire combien de personnes angoissées m’ont dit que ce n’est pas le Covid qui tue leur proche âgé ; ce sont les restrictions”.
Je ne préconise pas de faire de la vie sociale un nouveau diktat, remplaçant le report de la mort et devenant le déterminant principal de la politique publique. Je veux simplement qu’elle soit un sujet central de la conversation. Je veux qu’elle soit élevée au rang de valeur sacrée. Une vie sociale à part entière n’est pas un privilège bonus venant s’ajouter à la satisfaction des besoins physiques mesurables, c’est un droit humain fondamental et une nécessité humaine fondamentale. Ce n’est pas non plus un problème “blanc” ; au contraire, l’isolement touche encore plus les pauvres que les riches, car les pauvres ont moins accès aux substituts technologiques – aussi piètres soient-ils – de la rencontre face à face. En outre, de quel droit pouvons-nous décréter que la souffrance due à la solitude est moindre que celle due à la faim ou à la maladie ? Lorsqu’elle pousse les gens à arrêter de manger, à se morfondre jour après jour, voire à tenter de se suicider, il s’agit bien d’une souffrance profonde.
Le comble de l’ironie est qu’en fin de compte, une politique axée sur la réduction maximale des décès est vouée à l’échec. La vie se fane dans l’isolement. C’est vrai au niveau biologique, car nous avons besoin d’échanges continus avec le monde des microbes et, oui, des virus, pour maintenir notre équilibre corporel. C’est également vrai au niveau social : une importante étude méta-analytique a conclu que l’isolement social, la solitude et le fait de vivre seul entraînent respectivement une augmentation moyenne de 29 %, 26 % et 32 % de la probabilité de mortalité. C’est à peu près le même niveau de risque que de fumer 15 cigarettes par jour ou de boire excessivement. Mais je n’ai pas vu nos politiciens ou nos autorités médicales inclure de telles considérations dans leurs décisions politiques fondées sur l’épidémiologie.
Mais ce n’est pas ce que je dénonce ici. Même si cet échec ironique n’était pas avéré, même si nous pouvions retarder la mort perpétuellement en isolant chaque personne dans une bulle, cela n’en vaudrait toujours pas la peine. Je le réalise quand je regarde le film “Numb” (N.d.T. Engourdie). Je sais que lorsque je vois mes propres enfants faire de leur mieux pour s’adapter à un paysage social appauvri, lorsque mes fils aînés parlent de solitude, d’apathie et de dépression ; lorsque mon fils de 15 ans voit ses amis à travers des écrans ou, très occasionnellement, à travers des masques et à un mètre de distance ; lorsque mon plus jeune supplie constamment d’”inviter un copain”. Que faisons-nous subir à nos enfants ? Est-ce que personne ne va défendre les mérites d’un jeu de colin-maillard ? D’une bande d’enfants s’entassant en une joyeuse mêlée ? Je ne peux pas citer un chiffre comparant la valeur de ces jeux par rapport au sursis de X décès. Je sais simplement que leur importance est bien plus grande que ce que la société n’en a fait.
Certains diront que ce n’est que temporaire, que la vie reviendra à la normale dès que nous aurons un vaccin. Eh bien, même les ardents défenseurs de la vaccination comme Bill Gates disent que ces vaccins n’offriront qu’une protection temporaire. D’ailleurs, il pourrait apparaitre de nouvelles mutations, de nouvelles pandémies de grippe ou une autre maladie. Tant que nous considérerons le sursis des décès comme notre priorité absolue, il y aura toujours des raisons de garder les enfants enfermés. Aujourd’hui, nous sommes en train de créer un précédent et de définir ce qui est normal et acceptable.
Même si la plupart des gens n’ont pas l’option d’un stage dans un centre équestre, le principe de base s’applique à une majorité. C’est le principe de la reconnexion. Le transfert de l’enfance vers des écrans et entre quatre murs n’a pas commencé avec le Covid, pas plus que la montée de la dépression, de l’anxiété et d’autres troubles chez les enfants. En particulier, les handicapés et les personnes neurodiverses vivent souvent avec un degré d’isolement dont les enfants (et le reste d’entre nous) font à présent tous l’expérience. Un signal d’alarme retentit actuellement qui nous enjoint à inverser cette tendance, tant dans notre rôle de parent que dans notre politique publique – pour remettre en valeur le jeu, le plein air, le lien avec nos territoires, l’interaction avec la nature et les rassemblements au sein de la communauté.
De nombreuses personnes sont mortes ou souffrent de séquelles permanentes du fait du Covid-19. Je leur présente mes sincères condoléances ainsi qu’à leurs familles. Et je voudrais également présenter mes condoléances aux jeunes pour les mois de jeu, d’amitié et de rencontre qu’ils ont perdus. Il ne devrait pas en être ainsi, et certainement pas sur la durée. Ce ne sont pas des conditions propices à votre épanouissement ; si vous vous sentez confiné, apathique ou déprimé, ce n’est pas votre faute. Je suis de tout cœur avec vous. Mais nos témoignages de compassion ne suffisent pas. C’est à nous, les adultes, de voir la souffrance que Liv McNeil a contribué à rendre visible, de la porter dans le débat public et de faire quelque chose pour y remédier. L’éducation des enfants ne se cantonne pas à assurer leur sécurité.
Leave a Reply